11/05/2008

Sans papiers/étrangers


"Saada ne hurle pas, Saada n’a pas de plume au bout de ses larges mains noires.

Etre sa voix pour hurler, sa plume pour enfoncer la vérité dans la tête de ceux qui s’arrogent le droit de juger. Etre cela et rien de plus…Ses mots à elle, ne jamais me les approprier. Son histoire n’est pas la mienne.

  • Tu n’as pas le droit de douter… Elle les aura, ça prendra du temps mais un jour elle les aura ses papiers…peu d’espoir… deux pour cent de réfugiés acceptés…

  • Par quel bout attraper un fil, si fragile soit –il, un fil d’espoir ?

  • Lis… Essaie de comprendre.

  • La Somalie , il y a vingt sept ans…De quoi ça -avait l’air Mogadiscio au moment où Saada est née ?

  • Vingt sept ans…non ! Mille ans ! Elle a au moins mille ans cette fille ! Vieille, flétrie, fatiguée de courir !

Ils veulent des détails… Ne rien oublier ! Ceux sont les détails qui rendent, parait-il, les récits crédibles . L’histoire de la Somalie, ils la connaissent. Ils n’ont qu’à naviguer un peu sur internet et tous les rapports d’Amnesty, du Haut Commissariat aux Réfugiés, tout cela défile et remplit des pages. Non, ce qu’il leur faut, ce sont les détails, des choses qui n’appartiennent à personne d’autre qu’à Saada, que personne d’autre ne peut avoir vécu.

Recoudre les mots !

« J’étais presque morte à cause du feu… Je ne sais pas si ma mère et ma sœur ont brûlé parce que j’étais presque morte quand j’ai couru dehors… J’ai couru, couru…Et puis je suis tombée, presque morte. Mon père, je sais, mon frère aussi . Mais ma mère et ma sœur, je sais pas…Je suis plus jamais revenue…Alors je sais pas… »

A présent, je me souviens, j’ai dit : « Saada, je ne comprends pas. Ton père et ton frère n’étaient pas dans l’incendie. Ils étaient morts avant. Ton frère et ton père, tu as dit qu’ils avaient été tués sous tes yeux, dans votre petite épicerie, on leur a tiré dessus à bout portant, sous tes yeux.. C’est ce que tu as dit l’autre jour. »

J’ai fait signe à Fatouma de traduire.

Voilà, j’en suis sure, c’était ça le mot de trop. Le rappel du détail morbide… « Sous tes yeux… » Faut que j’apprenne à me taire ! Ecouter, et me taire !!!

Dossier 2002 :Rejet de l’OFPRA

Récit peu crédible, manque de détails … Rejet !

Relis ! Relis !

Somalie…Une ethnie minoritaire massacrée pendant la guerre civile. Saada n’est pas Somalienne, elle est « chachi ».ethnie inférieure, objet d’extermination.1998, derrière la paix fragile, les exactions continuent. Vingt ans. Saada est née en 1975, elle avait vingt trois ans quand les massacres ont repris dans son quartier. Faubourgs de Mogadiscio. Son père y tenait un petit commerce.

« Ils sont rentrés, ils ont pris mon père, ils l’ont traîné dehors, mon frère aussi. Ils ont tiré, je les ai vus…morts. Sous mes yeux , morts ! J’ai couru… »

Pourquoi les ont-ils tués ? Est-ce que tu sais pourquoi ?

Toutes les questions sont de trop, elles font mal…Des détails ? Allez, Saada, encore un effort… Fouille ta mémoire, vas-y, fais sortir de la fange, tout ce qui t’appartient de mémoire à vif !

Non ! Ils ont tout pris… Ils ont tiré …Et ils sont partis…C’est comme ça qu’ils font…

Qui ? Est-ce que tu peux décrire ces hommes ?

Je ne sais pas… des hommes… Ils viennent avec des armes et ils tuent…

Des soldats ?

Non, pas des soldats… des hommes… pas des soldats… »

Manque de détails…

Vas-y demande des précisions, ouvre les plaies, fais saigner, rallume l’incendie qui a brûlé les corps ! Merde ! Qu’est-ce qu’ils cherchent dans ces détails ?

- « Ils ? » Ont-ils un visage ? Qui sont-ils derrière ce « ils » anonyme ? Un jour, faut que j’ai le courage de les regarder en face pendant qu’ils tranchent à vif des lambeaux de vie dans les mémoires !

Les atteindre, là où l’humain n’est pas tout à fait inerte derrière un blindage de lois, de décrets. Forcer ce reste d’humain à écouter

.- Maîtrise ta honte…Ecris et tais-toi !

Est-ce que d’autres personnes ont été tuées ce jour-là ?

Je ne sais pas . Ils ont tué mon père et mon frère…Je ne sais pas… Le dossier dit : histoire de l’incendie trop succincte, manque d’éléments probants… - Eléments probants ! Qu’est-ce qu’ils veulent de plus probant que l’état de cette femme ?! Mais aujourd’hui, elle est partie… Les détails de l’incendie, elle les emporte en elle, enfouis au plus profond.

Et Fatouma entraîne Saada.

Fatouma a dit : « Elle est comme ça depuis qu’elle a reçu le rejet de l’OFPRA. Quand elle est arrivée chez nous, elle était presque heureuse. Elle disait, je suis sauvée, je suis sauvée…Et puis, il y a eu la lettre de l’OFPRA... Elle a crié, pleuré… Pourquoi ils me veulent pas ? Pourquoi ? Qu’est-ce que je leur ai fait ?. Et puis elle s’est mise dans un coin et elle s’est fermée, comme ça… fermée… Dés fois, elle crie. Des fois elle ne bouge plus. Des fois elle se sauve et moi, je dois courir pour la ramener.

J’ai toujours peur…Alors là… J’ai pas pu lui dire à propos de cette lettre de la préfecture, parce que j’ai trop peur, vous comprenez, je ne sais pas ce qu’elle peut faire. Elle est dans sa tête et dans sa tête, ça lui fait très mal. Vous croyez qu’ils vont la renvoyer dans l’état où elle est ? »

Avale ta salive.. respire…

Non vous inquiétez pas Fatouma, on va faire un dossier de Recours.

Fatouma s’est assise, Saada a continué de tourner . De temps en temps, elle s’échappait dans le couloir et la femme courait derrière elle.

Au bout d’un moment, Fatouma a murmuré :

Mais, vous savez, le recours on l’a déjà fait ! »

Bon sang ! Essaie de comprendre. Quelque chose a foiré ! Où ? Pourquoi ?

Vérifie les récépissés ! Vite ! Les dates ? Non, les dates c’est bon !

Voilà, regarde : Erreur d’adresse…Voilà ! Dossier envoyé par erreur à l’adresse de l’OFPRA ! Ca pardonne pas de se tromper d’adresse. Le dossier a atterri malencontreusement à l’OFPRA et il y est resté. La Commission de Recours ne l’a jamais reçu !

Me faut récupérer le dossier ! Comment ?

Ecrire ! Une lettre à l’en-tête de la Ligue ! Pour une fois, tu exiges, tu menaces !

Ramener le dossier au bon service, faire accepter qu’on l’examine malgré le retard de date…

Trouver les arguments irréfutables ! Saada a le droit de défendre son sort, elle doit être entendu ! Respect du droit à la défense…

Parcours du combattant. !

Surtout ne pas baisser les bras. Ils finissent parfois par céder !

Attendre ! Ne pas s’impatienter ! Attendre !L’attente a duré un mois…

Ils ont cédé ! Oh, pas de quoi chanter victoire, mais une bataille gagnée, c’est qu’en même une bataille gagnée !! !

Troisième rencontre : Retour à la case départ… On refait un dossier de Recours… On négocie avec la préfecture une carte de séjour provisoire… Trois mois… Et c’est reparti !

Dossier 2002 : 10/ 04326/ EFL/MHQ Rejet de l’OFPRA

Récit peu crédible, manque de détails … Rejet !!!

Ce jour-là, Saada est plus calme, prostrée mais calme. Elle me regarde sans que ses yeux fuient ou m’agressent . Elle m’a tendu la main en entrant.

Fatouma dit :

Je lui ai expliqué qui vous êtes, ce que vous faîtes. Elle dit que ça va.. Elle a confiance .

Confiance… Est-ce que moi, j’ai confiance ?

L’incendie ? Faut parler de l’incendie. Ils ont écrit : manque de détails probants .

Fatouma dit :

Saada a été brûlée sur tout le corps.

Est-ce qu’un médecin a vu ces brûlures ? Est-ce qu’elle a été soignée ici ?

oui, il a donné des pommades parce qu’elle se gratte jusqu’au sang quand les nerfs la prennent

Est-ce que vous pouvez traduire tout ce qu’on dit, toutes mes questions, toutes ses réponses ? Il faudrait qu’elle arrive à donner quelques détails…Pour le Recours, les détails, c’est le plus important.

Et je reprends le dossier : « Ils sont venus dans la maison, ils m’ont brûlée… J’ai couru, j’étais presque morte »

Quand a-t-elle été brûlée ?

Fatouma traduit :

Quand tu as été brûlée, tu te souviens de la date ? »

Je ne sais plus.

Et voilà, pas un mot de plus… fermée ! Tassée sur sa chaise ,les yeux dans le vide, Saada tremble.

Trouver un autre moyen. Il le faut! Obtenir la preuve. Fais marcher tes méninges. Le temps presse. Faire constater l’état de Saada à l’hôpital.

Faire établir par les médecins une attestation avec tampon et tout et tout. Preuve irréfutable ! Après, peut-être que Saada parlera des circonstances…Peut-être…

Fatouma traduit et Saada fait signe que oui…Elle ira à l’hôpital..

Alors commence le supplice du service des urgences…

Mardi, service des urgences. Cinq heures d’attente. Empêcher Saada de fuir. Trouver un verre d’eau. Saada a toujours soif… La calmer… Parler doucement. Ne pas perdre patience…Oh, Fatouma est une montagne de patience ! Cinquième heure d’attente. Un interne s’avise de l’état fébrile de Saada, me questionne.

Vous devriez voir le service de victimologie.

Le service de victimologie est surchargé. Rendez-vous dans une semaine. Je dis qu’il y a urgence, que le dossier ne peut pas attendre…Et on finit par nous recevoir.

Le corps de Saada…………. ……………………….

Le certificat dit : « Brûlures anciennes , quatre cinq ans , peut-être plus. Profondes sur toute la partie gauche du corps. Bras gauche boursouflé. Plaies mal soignées. Traces de brûlures, par jets d’étincelles ou autre, un peu partout sur le reste du corps. Visage tuméfié par asphyxie des pores, sans doute par des fumées très chaudes . »

Prends du recul. Merde ! Te tasse pas comme une idiote… Réagit ! Un peu de décence ! C’est elle qui a ça sur le corps, pas toi ! Faut que je sorte… Que je marche…De l’air !!!

Extrait d"Epaule contre épaule de Jeanine Valignat, lu par Jeanine et Guillaume



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